Suede
Suede
Blandine Bescond
Ça y est.
J’ai eu ce que je voulais.
Un grand lit. Un lit de grande pour la grande adolescente que je suis.
Mais voilà que ma mère décide de recouvrir mon tout nouveau territoire d’une immense et vilaine peau de mouton. Ça te tiendra chaud, me dit-elle. Je finis par accepter l’idée. Je me revois encore, allongée dessus, rarement en dessous, en train d’écouter de la musique pendant des heures, enfonçant mes doigts dans la toison blanche de la pauvre bête.
Très tôt dans mon adolescence, un besoin viscéral de musique se fait sentir. Je sais que la musique sera mon refuge, mon échappatoire. La musique et la littérature aussi, la poésie surtout. Le problème, c’est qu’on écoute peu de musique à la maison, à part quelques vinyles de musique traditionnelle polynésienne, en souvenir d’une période vécue en famille à Tahiti lorsque j’étais enfant. Elles finissent par m’être insupportables, ces sempiternelles percussions exotiques.
Je préfère quand ma mère me parle de Françoise Hardy, Dalida, Christophe, Joe Dassin, Serge Gainsbourg, Jane Birkin. Mais on ne les écoute pas. Je connais les textes et les mélodies de ces artistes uniquement parce que ma mère fredonne leurs chansons de temps en temps.
J’ai envie de les écouter, j’ai envie de découvrir ce qu’est la musique, mais je ne sais pas trop comment faire. À l’époque, ça n’existe pas, internet. En plus, on vit loin de tout, entre campagne et bord de mer. Et pourtant, je parviens miraculeusement à écouter plein de choses (par la radio j’imagine). J’écoute tout ce qui me passe sous la main, dans les oreilles. Même les courants musicaux avec lesquels je n’ai a priori pas d’affinité, je tiens à les écouter pour me faire ma propre opinion. Le choc viendra avec The Cure et Depeche Mode, avec les albums Disintegration et Violator. Je sais que c’est la musique de ma vie. C’est la musique qui parle le langage de mon âme. Et ça ne changera jamais.
J’écoute enfin Serge Gainsbourg et Jane Birkin, Alain Bashung, David Bowie, Prince, Etienne Daho, Suzanne Vega, Cocteau Twins, Björk, Everything but the girl et tant d’autres. Je découvre aussi à quel point j’aime danser sur de la house et de la techno.
Un jour, j’entends à la radio « Animal Nitrate ». Je pense à Bowie et à son « Rebel Rebel ». J’ai un coup de foudre. Le groupe, c’est Suede. Et je tombe en arrêt devant la K7 de l’album, intitulé Suede également. On est en 1993, en mars il me semble, pile au moment de mon anniversaire. J’arrive à me faire offrir la K7 pour l’occasion. Et la pochette de l’album me procure un électrochoc émotionnel. On y voit un couple enlacé, s’embrassant à pleine bouche. C’était sans doute un peu sulfureux pour mon jeune âge et pour l’époque. L’image représente un couple androgyne, on ne sait pas trop s’il s’agit de deux femmes ou de deux hommes. Je n’ai appris que bien plus tard que la photographie de cette pochette, prise par l’artiste féministe Tee Corinne, montre une femme embrassant une amie sur un fauteuil roulant. Brett Anderson, le leader de Suede, a choisi cette image en raison de son ambiguïté, mais aussi et surtout pour la beauté du geste.
Et justement, ce qui m’avait surtout marqué sur cette photographie, c’était ce geste si tendre et si doux, la position des mains dans les cheveux. La douceur… La douceur comme maître-mot de l’existence. La douceur comme remède à la douleur. La douceur revendiquée haut et fort pour contrer la violence. Je me suis dit que moi aussi je voulais vivre ça un jour. Qu’on pose les mains sur moi de manière aussi délicate et qu’on m’embrasse ainsi…
Et qu’importe si la perle rare ne devait exister que dans mes rêves…
Blandine Bescond est enseignante de Lettres, auteure, photographe, lectrice de poésie à la radio ou lors de performances.