Serge Gainsbourg
Love On The Beat
Gaëlle Tagliabue
Je suis à l’arrière de la Samba Talbot marron cabriolet. Il n’y a ni banquette de moleskine, ni ceinture ni air bag. L’époque des sièges auto avec ou sans Isofix, avec ou sans bouclier, à mémoire de forme, inclinables, déhoussables, traités antiacariens est loin devant.
Dans la voiture, ça sent juste la clope. Au volant, mon père ganté de cuir conduit sans filet. Pied au plancher, à la James Dean, sans limites, dans la fureur de vivre. Il est comme ça mon père, un peu dingue et sans concessions. Il boit du whisky sans glace, fume des Gitanes sans filtres et crame sa vie.
Dans l’autoradio, il y a ce son, celui de mon enfance. La pochette, je la connais par cœur, on l’a aussi à la maison où le disque tourne en boucle. Elle est bizarre, on dirait un homme déguisé en femme, ou l’inverse. J’sais pas trop.
Le titre, je n’y comprends rien non plus. Love On The Beat. J’ai environ 7 ans et la chanson qui a le même nom, je ne l’aime pas. Je la trouve brutale, violente, et ces cris en fond, ça me met mal à l’aise. Je demande à mon père de l’enlever. Touche avance rapide. Pause. Lecture.
Les autres chansons de l’album me marqueront à vie. Aujourd’hui encore lorsque j’entends chacune d’entre elles, je vois mon père, son sourire d’ange et le regard qu’il pose sur moi, celui de l’amour inconditionnel. Ce regard qui me porte encore, presque 40 ans plus tard.
Lemon incest. A cet âge, je ne comprends pas la polémique, je ne vois pas le mal qu’il y a à aimer son enfant. Aujourd’hui encore je ne la comprends pas. Ceux qui doutent ne voient dans les mots que le reflet de leurs propres vices. Pas d’ambiguïté, à moins de lire à l’envers.
Mon père a le goût de la provoc’, c’est ce qu’il aime chez Gainsbourg. Il aime surtout ses mots, sa façon de les dégoupiller comme des grenades, de les charger de toute leur puissance, de les décortiquer jusqu’à la moëlle. Mon père écrit lui aussi, finement. Mon père rit, drôlement et il pleure, silencieusement.
Je ressens très tôt dans les tonalités de Gainsbourg l’urgence, l’exigence. La même qu’il y a chez mon père. Alors chaque note raisonne maintenant comme elle raisonnait déjà, brûlante, acide. Elles me piquent et me caressent en même temps. Quand la mélodie – Nelson – appuie la tension dramatique des mots, l’alchimie des deux m’arrachent des larmes… des sanglots plutôt. Flots acides qui se déversent malgré moi. Coulées amères jetées à la mer. Sorry Angel.
Mon père aimait la vie, les gens, les excès. Il aimait Gainsbourg et les mots. Il m’aimait moi. La musique qu’il écoutait ravive ces bouts de lui et m’offre ces petits morceaux d’infini.
J’ai 7 ans souvent. Mon père accélère à la fin des épingles, les pneus crissent parfois et je serre les fesses. Les cheveux en bataille (une décapotable c’est fait pour être décapotée), le froid dans les tempes, un 360 frein à main serré en guise de manœuvre, on dénote. Pas toujours dans les formes mais la musique toujours à fond.
Aujourd’hui, j’écoute ce disque et j’ai 7 ans pour toujours.
Gaëlle Tagliabue est chargée de communication, et rédactrice-infographiste. Elle écrit depuis toujours et à jamais.