Skip to content

Saint Etienne

Foxbase Alpha

par Valérie Bisson

Play Video

1977 ; lorsque mon grand frère m’emmène avec lui à son entraînement de foot, je sais que ce n’est pas de gaieté de cœur. Il s’agit plutôt d’une corvée, d’une obligation, l’obéissance à une injonction parentale qui le soumet encore un peu du haut de ses 16 ans. C’est une sortie qui donne un peu d’air, aux parents, à la gamine de 6 ans qui manque cruellement de mouvements et de sollicitations extérieures. La petite dernière prend un peu trop de place dans cette famille conforme et rigide de la classe moyenne française des années 70. Elle questionne, est curieuse et sa vivacité fait un peu désordre dans le pavillon individuel imaginé par l’ex banquier et ministre du logement Albin Chalendon pour satisfaire aux rêves d’accès à la propriété des enfants de la guerre.

Ce grand frère que j’admire me traîne avec lui et je peux traverser le village bourgeois et opulent, admirer les parterres fleuris des maisons, sentir les gravillons du chemin crisser sous les semelles en bois de mes sandales, je peux sentir l’odeur du terrain de foot fraichement tondu et faire rouler entre mes doigts la craie poudreuse et collante du marquage des lignes blanches. Je peux aussi observer les ados dégingandés avec leurs crampons et leurs chaussettes hautes côtelées, boutonneux et fraichement pubères, ils s’agitent maladroitement autour d’un ballon rond et je leur trouve des ressemblances frappantes avec l’anti héros Samy, co-équipier d’un chien détective d’un de mes dessins animés préférés. La requalification moqueuse de mon grand frère en ce terme m’a appris à courir vite et à me cacher avec efficacité.

Lorsque Foxbase Alpha arrive sur la platine de l’appartement citadin, j’ai 20 ans, je n’ai plus grand-chose à voir avec l’ennui des maisons régulièrement alignées dont seules les couleurs nuancées des géraniums et les petites girouettes kitsch les distinguaient. Dans ma nouvelle vie, la musique est omniprésente ; j’adore cette pochette d’album aux accents flower power, je me reconnais dans la jeune anglaise aux airs de suffragette au look branché faussement désuet tenant sa pancarte qui  brille comme un manifeste.

Cette même année, dans le clip de Michel Gondry, Björk, elle aussi, plantera fièrement un panneau de conquérante sur une planète apparemment lunaire. Il y a tant de nouveaux territoires à conquérir, les villes d’Europe se succèdent au grès des concerts et des expositions, l’identité vestimentaire se peaufine entre l’Armée du Salut de Lausanne et les puces du Bloomgracht à Amsterdam, les amitiés se dessinent et s’originent d’un peu partout, les paysages mal définis de la vie amoureuse se cartographient pas à pas dans les rues de la ville. Ma nouvelle identité s’éloigne des résonnances du village de l’enfance et certaines phrases font écho dans les films d’auteur que je regarde la nuit : « celle-là, elle fait jamais rien comme les autres… »

Le générique d’Inter football France football me propulse dans un espace-temps oublié ; ma vision se trouble et se voit colonisée par une ribambelle de shorts en acrylique et de baskets en daim aux tons sourds, moutardes, bordeaux, verts bouteilles et de logos criards, orange vif, vert acide, trois bandes bleues marines fricotent avec des petits coqs stylisés. Je revois les garçons courir, j’entends la radio grésillant d’où hurle la voix hypnotique d’Eugène Saccomano, je regarde les matchs, installée entre mon père et mon frère réconciliés l’espace de deux mi-temps, pour une heure ou deux. Les pochettes d’autocollants Panini achetées au bureau de tabac côtoient les paquets de Gauloises blondes, les Milky Way, les Pif gadget, Rahan et autres Dame Tartine.  Les têtes frisées de Michel Platini et de Dominique Rocheteau tiennent compagnie aux maillots verts et blancs de Christian Lopez et de Gérard Janvion. Saint Etienne, c’est bien plus qu’un nom de groupe d’indie pop anglais et cela ne peut même pas échapper à l’étudiante en lettres évanescente et sélective que je suis devenue.

Foxbase Alpha, album avant-gardiste et explorateur, festif et enjoué, à la hauteur des futures sonorités du label Tricatel, sera comme une traversée entre deux espaces-temps, premier fil de trame entre une vie d’enfance et une autre vie tricotée patiemment.  L’indocile rêveuse mettra cent fois l’ouvrage sur le métier pour retisser le lien entre culture populaire et formation conceptuelle. L’environnement qui ne disait rien qui vaille avait bercé une enfance ni brillante, ni riche, ni satisfaite. Avec peu d’espoir de vaincre la loi des hommes, les lois des voyages intérieurs m’ouvraient leurs vastes territoires et me laissaient découvrir des espaces infinis. Dans ma promenade à rebours, je pouvais ausculter le terrain de foot bordé de ses barrières en métal dont la peinture blanche laissait voir la rouille, je respirais les lignes de craie sur le vert velours du gazon, je scannais les jeunes footballeurs, je radiographiais mes sensations. Pour défaire la pelote, il me faudrait encore bien d’étranges surprises et quelques neuves et paradoxales illuminations.

La mort récente du dj Andy Weatherall, en as de la rupture, a remis dans ma mémoire son remix de l’indolente balade Only love can break your heart. L’infini palimpseste musical me confirmait la complétude de mon territoire identitaire, quilt foutraque et coloré auquel j’ajoute chaque jour quelques points de broderie.

Valérie Bisson est journaliste culturel, praticienne narrative et accompagne la communication d’artistes et d’entrepreneurs. Elle écrit régulièrement pour ZUT, Novo, et Section 26 

Ouvrir le chat
1
Contacter Écoutons nos pochettes
Bienvenue sur le Chat de Écoutons nos pochettes.
Merci de laisser votre message, je vous réponds dans les plus brefs délais.
Gilles de Kerdrel