Sabrina
Boys
Marylaure Forget-Dugaret
C’est eux que j’ai vus en premier en entrant dans sa chambre. Les seins de Sabrina dans le bleu fluo de la piscine. Boys, boys, boys. Des seins, j’en avais si peu. I’m ready for your love. Juste à côté de cette affiche, une autre avec Schwarzenegger en Conan. Tellement 88. Sous l’affiche, la pochette de Boys dans la même veine : une photo de la chanteuse dans un justaucorps très échancré, tenant une barre de pole dance d’un air lascif. Même ambiance que le clip dans la piscine avec ajustage de mini-maillot sur poitrine bondissante. L’affiche, la pochette, le clip et une musique peu sophistiquée mais suffisante pour notre sortie trimestrielle en boite. Clip, CD, en boite, ces mots-là n’ont plus cours. Let’s summertime roll.
J’étudiais les mathématiques dans cette belle ville de Saint-Etienne. Un échec total, à mille lieux de mes aspirations profondes, je n’aimais que les livres. Sur le mur de ma chambre, Baudelaire en noir et blanc ne souriait pas, les lèvres minces et un regard sévère. Set your body free. L’époque commercialisait à profusion des vestes à épaulettes pour working girls et des chansons idiotes. Je manquais cruellement de détermination. Si je devenais ingénieure, je ferais construire une piscine.
Boys, boys, boys. Sabrina et Schwarzie, a priori, pas ma tasse de thé, enfin pas ma chope de Kro, comme ils disaient sur Canal Plus. Mais ce qui m’avait poussé vers ce garçon aux yeux caramel à l’assurance pleine de douceur était une force ancienne et puissante, un sortilège chanté par les épopées d’heroic fantasy qu’il adorait et dont Arnold n’était que l’avatar hollywoodien. Les snobismes culturels le faisaient rire, comme tous les faux semblants. Il était tranquillement lui-même, élégant et drôle dans l’atmosphère viciée de la classe prépa. Avec mes préjugés et mes choix académiques aléatoires, il s’en est fallu de peu que je le rate.
Mais j’étais là quand la magie des légendes celtes opéra en haut du boulevard Karl Marx à Saint-Etienne. La vie est devenue aussi légère qu’un ballon rebondissant sur l’eau chlorée. Il aimait les tubes de ces années-là, la cornemuse et les épopées où de taiseux guerriers combattent sur la lande d’opulentes ensorceleuses.
Des années fabuleuses commencèrent.
Au premier de nos déménagements, à ma demande expresse, Sabrina a déserté nos murs, Tri Yann et la musique des années 80 sont restés. Les chansons d’autrefois, comme disait notre fille ainée. Pas de piscine dans le jardin, un cerisier, une balançoire. J’écoutais Zazie en courant dans la campagne le dimanche matin. Il y avait aussi les chansons de Linda Lemay, de Marc Lavoine et le bagad de Lann-Bihoué. La guitare posée dans le salon. Le bonheur a duré des années et des années, aussi doux qu’une ballade irlandaise. J’entends le loup et le renard chanter.
Soudain, un jour d’été, le silence a tout recouvert.
J’écoute maintenant des chansons écrites par des poètes, ces oiseaux de malheur. Leonard Cohen en a écrit une sur nous. Il dit à présent nous sommes loin l’un de l’autre, il dit le monde a changé, il dit ne parlons pas de ce que personne ne peut défaire. Il dit, Hey, ce n’est pas ainsi qu’on se dit adieu.
Récemment, je suis retombée par hasard sur la pochette de Boys. J’ai appris que Sabrina a un nom de famille et qu’elle chante encore. Elle a mon âge aujourd’hui, comme elle avait mon âge en 1988. Bizarre, je pense à elle comme à une vielle copine, perdue de vue depuis longtemps. Je n’avais pas compris à l’époque. Boys, boys, boys, c’est le Carpe Diem des années 80.
Ah! et je vous le dis comme je le pense: Léonard Cohen a beau être un immense artiste, question musique et chanson, je préfère toujours Sabrina.
Marylaure Forget-Dugaret rêve d’écriture et de voyages au long cours sans pour autant quitter souvent la ville de Lyon.