Pink Floyd
Wish You Where Here
par Valérie Tong Cuong
Automne 1979
Cet homme en feu, c’est moi. Le feu des Floyd me dévore, m’anéantit et je ne demande pas autre chose, je m’incline. J’ai cru pouvoir me venger du monde, mais j’ai échoué. J’ai 15 ans depuis quelques semaines et j’ai déjà tout perdu. Ou presque. Il me reste encore ce disque vinyl, – pour peu de temps, bientôt je le vendrai comme j’ai vendu tout le reste, à la va vite. Il est mon refuge. Il est ma vérité. Il contient mon histoire, mais qui pourra la lire ? Shine on you crazy diamond. Shame on you crazy diamond. Quarante ans plus tard, quatre notes suffiront encore à me jeter contre ces corps vautrés, ces volutes aveuglantes, ces vagues assourdissantes. Quatre notes planteront dans mon ventre le plaisir et la souffrance, The same old fears. J’ai 15 ans et l’acide me console de l’absence, celle que je ne sais pas encore définir, que j’imagine être celle des autres, de ceux que j’ai fuis pour m’arracher aux monstres – alors qu’il s’agit simplement de la mienne.
J’ai 15 ans et je nage seule dans l’aquarium, les flammes, je contrôle le vent et la terre, je me libère du sable mouvant, j’entre en lévitation. Je meurs, mais ça ne se voit pas. Je suis désormais un cadavre psychédélique, mais personne ne s’en doute, la blondeur et les yeux clairs suffisent à l’illusion : ils suffiront toujours. Sur la pochette, l’homme en feu serre tranquillement la main d’un autre, qui lui ressemble comme un jumeau. Il se consume et meurt, mais ça ne se voit pas. Sont-ils deux versions du même être ? Sont-ils l’allégorie de l’imperturbable mécanique du monde, insensible aux douleurs ?
Renseignement pris, ce sont en fait deux cascadeurs shootés dans un studio hollywoodien, dans un décor d’entrepôts blancs, massifs, qui se découpent sur un ciel bleu pâle. Avec ce détail qui m’obsède. La grille d’égout, au premier plan. Le feu, les cendres, la grille. La disparition. La cruauté. J’ai quinze ans et je fixe la grille, attendant la victoire de la mort. J’écoute l’album en boucle, Now there’s a look in your eyes, like blackholes in the sky, je découpe des buvards. Je voudrais serrer dans mes bras le fantôme de Syd Barrett, ou plutôt qu’il me prenne dans les siens. La photo des deux hommes forme un rectangle vertical, comme encadré par le reste de la pochette. La perspective m’absorbe. Je m’y noie, la guitare me dissout. Où se trouve la réalité ? Où se trouve la matrice ? Me suis-je engloutie pour de bon dans les méandres de ma conscience fractale ? Est-il possible que mon voyage ne connaisse pas de fin ? Au dos de la pochette, une sorte d’homme invisible en costume et chapeau – ni visage, ni corps apparent- , debout dans un désert de dunes, tient en un geste étrange un vinyl transparent, pied gauche posé sur une valise couverte de stickers. Ma réponse se trouve là, dans l’absence. La vanité de la fuite.
Le disque, à sa sortie, était vendu dans une sur-pochette de plastique noir sur laquelle se trouvait un autocollant. Je l’ai su bien plus tard. J’ai acheté mon exemplaire d’occasion dépourvu de son linceul, pour quelques francs, boulevard Saint-Michel, avec l’argent de mon anniversaire. Quarante ans plus tard, quatre notes suffisent à ranimer la flamme. Et la brûlure.
Valérie Tong Cuong est l’auteure de 11 romans dont Les Guerres Intérieures et Par Amour.