Patti Smith
Easter
par Danae Renard
Je n’avais même pas dix-huit ans ; j’étais toute entière préoccupée par une histoire d’amour qui prenait une place immense dans ma vie et je traînais avec moi une sorte de détresse adolescente qu’à certains égards, je considérais romantique : mélange de cynisme, d’égocentrisme et de mélancolie précoce. Je ne parviens plus à me souvenir pour quelle raison j’avais commencé à fouiller dans le garage, dans cette armoire en bois clair coincée entre notre vieille malle à déguisements et une commode cassée débordant de jouets d’enfants. Cherchais-je une ancienne poupée ? L’enfance me manquait : les garçons y étaient plus doux qu’au lycée.
Devenir adulte se fait par à-coups. Ce serait plus simple de se réveiller un matin en se sentant débarrassée de ses oripeaux d’ado, gonflée à bloc à l’idée d’avoir des responsabilités et un métier, dotée de la confiance et la force d’une femme ou le menton recouvert des poils épais d’un homme, mais malheureusement, ce n’est pas aussi simple que ça. Et pourtant, je pris une brusque leçon de vie cet après-midi-là.
Dans une boîte à chaussures se trouvait un paquet de lettres jaunies et ce que je découvrais être des agendas scolaires. J’en ouvris un. A chaque page, ou presque, ma mère avait reporté des passages de ses livres préférés (Romain Gary, Barjavel surtout). Elle avait griffonné des notes sur sa vie quotidienne, ses amies avaient laissé des messages (sur une soirée, un artiste à la mode, un professeur agaçant ou un mec mignon) et surtout, elle avait réécrit des paroles de chansons. Celles de Patti Smith, un peu partout.
Ce nom – ces trois syllabes -, se grava dans ma mémoire. Son visage aussi, ma mère ayant collé une photo de la pochette de l’album EASTER, sorti en 1978 : la rockeuse et poétesse, une brune mince, à la beauté diaphane et androgyne, posait, penchée, en débardeur et les bras relevés sur ses cheveux épais. Un peu débraillée, un peu sauvage. D’emblée on perçoit son esprit libre et révolté, et je devinais le modèle qu’elle avait été pour toute une génération de femmes.
Je venais d’ouvrir une porte dont je soupçonnais à peine l’existence, une porte sur ma mère, sur sa vie à un âge proche du mien, sur ses incertitudes et ses propres angoisses de jeune fille, sur ses inspirations de l’époque. D’un côté, je me sentis extrêmement proche d’elle. Aurions-nous été amies ? Trop bizarre. « Je lui ressemble tellement me dis-je ». D’un autre côté, je me sentis un peu coupable et comme blessée, presque trahie : j’étais absente d’un pan entier de son existence. Voilà ce qui était difficile à digérer : cette femme qui m’avait mise au monde, auprès de qui je pouvais déverser mes chagrins et mes peurs sans jamais craindre qu’elle ne cesse de m’aimer, eh bien, je n’étais pas le centre de sa vie et elle gardait ce passé, comme un secret. C’est toujours une douleur de saisir que nos parents ne nous appartiennent pas. Sauf que lorsqu’on le réalise, on grandit sans s’en apercevoir.
Les lettres me bouleversèrent aussi. Des pages et des pages de déclaration d’amour entre mes parents. Un amour exalté, à vif, débordant, presque comique par moments (était-ce à cause de mon inconfort et de mon intrusion dans leur intimité ou parce que les sentiments amoureux des autres prennent toujours un éclat un peu théâtral ?). Quelque part, je crois que leur candeur me rassura pour les années à venir : il n’y a pas de honte à se sentir désarmé par quelqu’un.
desire is hunger is the fire I breathe
love is a banquet on which we feed
De retour dans ma chambre, je téléchargeais puis écoutais EASTER en boucle. Je dansais et chantais sur cet album tellement rock, parsemé de références bibliques et poétiques tout au long de 11 titres joués en 40 minutes. Et je compris pourquoi ma mère l’admirait. Pour toujours, cette artiste m’évoquera cela : une jeunesse rêveuse et enflammée à laquelle appartenait ma mère. Encore aujourd’hui, cet album éveille mon affection pour les années 1980, que je vis à travers ses souvenirs. Because the Night, co-écrite avec Bruce Springsteen, devint l’hymne vibrant qui me connecte à mère, à la jeune femme qu’elle était. Et je ne suis plus jalouse. Cette chanson me rappelle combien elle fut comme moi, fébrile, innocente et passionnée à dix-huit ans.
Danaë Renard