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My Bloody Valentine

Isn't anything

Joseph Bertrand

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Dans le petit salon au plancher boisé, grinçant sous nos pas alcoolisés, Inga s’étonne que nous ne disposions, pour écouter de la musique, que d’un minuscule lecteur de disques compact portable, alors que deux énormes enceintes JVC disposées derrière le téléviseur à tube cathodique n’attendent que de diffuser ses remix, qu’elle a joués l’avant-veille dans un club berlinois.

Oh, sorry, Inga, tu as bien remarqué, posé sur le chambranle en faux marbre de la cheminée à la prussienne, un 33 tours à l’énigmatique pochette nimbée de rose pâle, de laquelle émergent les visages flous des membres de My Bloody Valentine, mais point de platine à l’horizon.

On fouille dans ma mallette magique, planquée sous le canapé, on se mélange les doigts, on s’emmêle, on démêle, on tombe sur des vieux câbles RCA, on les branche sur l’ampli, Inga raccorde son téléphone, ça grésille, ça fonctionne, elle sourit, c’est parti, Inga clique et tapote, Inga est DJ, des murs au plafond une rythmique house rebondit, hello les voisins.

Les yeux ronds comme des billes, impatients de mollement se trémousser sur de la techno bon marché, ses deux vaporeux acolytes bafouillent le plaisir qu’ils ont à picoler dans notre appartement du treizième arrondissement, jouxtant le parc Montsouris et proche de la fameuse Butte-aux-Cailles, aux bars écumés par moi à un point tel que tous, à un moment ou un autre, m’auront viré, insensibles à mon espiègle rhétorique : « Me chasseriez-vous si j’étais Bukowski? ».

Ange débile, mis à la porte d’un paradis que je n’ai jamais habité : quand on ne vole pas haut, chuter revient à caresser le sol de ses ailes inexistantes.

Depuis mon divorce, c’était la fête, la fête contrariée. On buvait pour évacuer l’échec. Avec mon meilleur ami, qui avait eu le bon goût de mettre un terme à sa relation en même temps que moi, on occupait rue de l’Amiral Mouchez un trois pièces cosy, juste au-dessus d’une épicerie de nuit. On additionnait notre fric, notre poisse et nos espoirs anesthésiés, pour en faire une sorte de baisodrome métaphysique, lettré et absurde : deux mecs de 37 ans, physiquement pas trop cramés, avec suffisamment de thune pour boire et étouffer un sentiment de lose qui colle à la peau, invitant par ennui des inconnus, ramassés dans les troquets alentours ou sur le trottoir, histoire de diversifier les accidents.

Vers minuit, tandis que la fête improvisée bat son plein, un petit bonhomme mal réveillé sort de sa chambre et s’incruste, me demandant de lui changer sa couche, et moi de m’exécuter avec un savoir-faire immémorial, devant nos hôtes médusés : « Quoi, mais il y a des enfants dans cet appartement, vous craignez les mecs !!!! ».

Sous le regard impassible de Kevin Shields et ses complices, des soirées décousues, il y en a eu des centaines : de quoi nourrir un panégyrique du grand n’importe-quoi.

Depuis, mon colocataire a fondé un foyer, et moi migré, toutes névroses à l’appui, vers le vingtième arrondissement, dans un quartier pourri où je stagne, entre chroniques musicales et chansons que personne n’écoute : non, la vie de couple n’est pas un horizon enviable.

A l’heure où j’écris ces quelques lignes, je réalise que je n’ai aucune idée de ce qu’est devenu le vinyle de Isn’t Anything et que, par ailleurs, nous ne l’avions jamais sorti de sa pochette ni écouté : tout ce temps, durant tout ce temps d’errances alcoolisées et de gueules de bois passées à cuver sur le canapé, le disque était là, sous nos yeux : visages flous, nimbés d’un écœurant rose macaron, qui scrutaient nos âmes sensibles, nos déglingues, nos cheveux sales, nos âmes chaotiques, nos débords, nos transhumances post-adolescentes, nos os vivants et nos moignons narquois. Les membres de My Bloody Valentine savaient tout de nous, mais par compassion se taisaient.

La dernière fois que j’ai écouté Isn’t Anything, c’était en 1991, dans la voiture qui nous emmenait à Quimper, où nous nous rendions pour acheter des disques. Je taquinais mon pote en lui expliquant que si je sautais sa mère, alors je serais son beau-père, et à l’avant sa mère conduisait tranquillement tandis que dans l’habitacle résonnait / dissonait la vénéneuse Soft as snow (but warm inside).

Chroniqueur pour A Découvrir Absolument, Joseph Bertrand aka Centredumonde est musicien, mais surtout ultra velléitaire: dans un monde parallèle, il a écrit des romans, dessiné des comics, créé des jeux vidéos, monté un label, présidé un club de football et appris à conduire des bagnoles. Malheureusement, il aime trop dormir et rêvasser et paresser. Résultat des courses, il ne voit pas le temps passer et s’étonne du grand sentiment de vide qui l’habite, et qu’il atténue en dormant, rêvassant et paressant.

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