Mazzy Star
So Tonight That I Might See
par Sébastien Bismuth
Été 1996.
Tu as 15 ans lorsque tu entends pour la première fois le son suave de ce disque à travers la porte de ma chambre. Parce qu’il diffuse une douceur qui te ressemble, tu t’enquiers de son origine. Je te tends alors sa mystérieuse pochette pourpre et pour toi, c’est une évidence. Le graphisme t’évoque la peluche d’un plaid ou celle d’un doudou dont tu as encore besoin, en dépit de ton âge. J’essaie vainement d’en comprendre la symbolique, d’y voir une armoirie floue, mais c’est toi qui as raison. Cette pochette est l’étoffe enveloppante dans laquelle sont taillées ces chansons cotonneuses. Elle est une évocation, une invitation à la mélancolie.
Et puis, il y a ce nom sibyllin mais sexy qui vient simplement barrer la couverture : Mazzy Star. C’est ce patronyme nébuleux et une chronique enfiévrée, lue à postériori, qui m’ont conduit à en faire l’acquisition. A cet instant, je ne réalise pas l’ampleur de mon geste et la portée de cet album sur nos psychés alors en construction.
Parce que cette musique s’impose à nous, comme une évidence, nous passons de longues heures à l’écouter, en silence, emportés par cette beauté lacrymale. Ce blues ralenti est le fruit de l’un des accouplements les plus dangereusement fascinants du rock. Celui de la guitare émouvante de David Roback et de la voix semi-éveillée de Hope Sandoval. Ce mélange de distance et d’empathie, de saturation et de clarté qui donne envie de prolonger le spleen ad libitum.
Ce disque s’adresse à tous mais parle davantage aux introvertis et aux solitaires que nous étions. Cette dream pop sonnait à nos oreilles comme un rêve brisé mais une fois partagée, cette désillusion nous semblait plus supportable. Ces mélodies aux paupières lourdes, ces guitares léthargiques et ce chant alangui agissent comme un baume ou un anxiolytique sur nos âmes jumelles et alors meurtries. Ces berceuses fantomatiques nous hypnotisent et nous maintiennent dans un songe éveillé, en équilibre instable entre l’ombre et la lumière. Mais nous transpercent durablement de leur beauté vénéneuse.
Nous avons partagé ce rituel à de nombreuses reprises et puis, nous avons cessé de le faire. Sans un mot. Mais ce disque est resté un fil tendu entre nous.
Nous avons quitté le foyer familial pour en bâtir un autre mais une partie de nous-même n’a jamais quitté le doux écrin de sa pochette douillette. Ces chansons réconfortantes nous y ramènent inlassablement en dépit de nos vies devenues différentes. Mais nous ne les partageons pas car elles portent l’empreinte inimitable de nos chambres d’enfant et la saveur incomparable de l’adolescence. On les chérit dans les moments de solitude propices à la rêverie et à la nostalgie de ces années fondatrices. Comme un doudou trop usé que l’on ne peut se résoudre à jeter. On respecte ainsi le pacte fraternel tacitement noué dans l’intimité de nos longues soirées d’été. Celui de n’écouter ce disque qu’en présence l’un de l’autre ou, à défaut, en pensant l’un à l’autre.
25 ans plus tard, j’écoute toujours cet album et c’est toujours le même envoûtement. Mais ces ambiances lancinantes se teintent aujourd’hui d’une autre signification, plus amère. J’écoute à présent ce disque comme on feuillette un vieil album photo. Ou comme on embrasse un doudou. Dans une longue étreinte, les yeux rivés vers le ciel.
En espérant y voir le signe de ta présence, la queue d’une étoile filante. So tonight that I might see.
Sébastien Bismuth est le co-auteur de la monographie The Smiths – The Queen is Dead parue aux éditions Densité.