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Marquis de Sade

Dantzig Twist

Pascale Rousseau

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Je ne sais plus comment ça a commencé. J’étais déjà fascinée par les dessins d’Aubrey Beardsley, l’Expressionnisme allemand, le noir et blanc. Les films de Fritz Lang vus à la télé au cinéclub et présentés par Claude-Jean Philippe m’avaient profondément marquée. Certaines scènes frappantes, en particulier, imprégnaient mon esprit : celle où Mabuse* (prononcer Mabousé) en pyjama à l’hôpital psychiatrique se dédouble et viens diriger le docteur Baum qui roule à toute allure dans une berline, la nuit, cerné de rangées d’arbres qui défilent comme des fantômes ; celle où l’ex policier, Hofmeister, appelle désespérément le Komissar Lohmann avec un téléphone sans fil (déjà ! haha), mais aussi l’ambiance et les décors de M le maudit, et la scène dans laquelle Peter Lorre a les yeux qui s’arrondissent d’horreur quand il voit dans un reflet le M écrit dans son dos. Tout ceci constituait alors mon paysage graphique de référence.

Et soudain, à la sortie de Dantzig Twist, par l’effet magique d’une puissante alchimie, ces images fortes se concentrent et se décalquent sur les chansons de Marquis de Sade, ce groupe français de Rennes – une ville Bretonne dont je ne connais rien mais que j’imagine sinistre et pluvieuse. J’irai voir moult fois le groupe en concert en commençant par l’école polytechnique, puis jusqu’à Rennes aux Transmusicales, avec mes affaires entassées dans un sac poubelle noir. 

Je fais mes études dans un vieux lycée parisien dont les couloirs recouverts de boiseries sombres et les vitraux colorés te sapent le moral, surtout en hiver ; mais il est situé dans un quartier plein de ressources – Saint-Michel – où les disquaires, les cinémas, les libraires pullulent. Ainsi les heures de perm sont bien remplies. Gibert, Boulinier, New Rose, offrent un beau panorama de disques, nouveautés et collectors confondus. Les groupes punks ne m’intérèssent pas plus que ça, les Sex pistols me font à peine rire et je n’aime pas le reggae. D’autres groupes attirent un peu plus mon attention, mais rien de comparable (nothing compared) à l’effet produit par la musique de ces types qui marchent en rang dans la nuit rennaise en costard cravate et têtes d’enterrement. Ils dégagent une force secrète, une puissance mystérieuse, ils sont animés d’une détermination sans faille.

Leur univers a la couleur du plomb avec lequel je les dessine, en ajoutant juste quelques lueurs de jaune. Dans mes cases de BD que je décline aussi en mini badges et en tatouages éphémères (traduction : permanent marker), ils se promènent dans les rues biscornues du Dr Caligari, hantent des sous-sols cimentés éclairés par de maigres ampoules, traînent dans les égouts ou dans la jungle avec leurs grands manteaux d’agents secrets d’Allemagne de l’Est. J’imagine le sax de Paboeuf résonner au fin fonds de bunkers – l’univers de Marc Caro n’est pas bien loin – dans des salles secrètes tapissées de rideaux cramoisis.

Ce paysage carcéral de murs aveugles, de rues désertes, de couloirs sans fin, de ciel bas et lourd pesant comme un couvercle est aussi un monde de solitude, d’ennui, de frustration, où la difficulté de pouvoir s’exprimer pleinement résonne en écho avec tout ce qui me touche, ma vie au lycée, de la lecture de Jean Giono au film Les indiens sont encore loin où la jeune Jenny Kern (Isabelle Huppert) parle de « l’indicible lieu de l’impossible rencontre » en référence à Tonio Kröger **, un autre jeune délinquant comme « Henry ». Il y a un immense désespoir qui émane des chansons de Marquis de Sade, mais assumé, consenti et transcendé par ce son unique qui catalyse les pensées sombres, l’angoisse, la déprime pour les transformer en une énergie pure et incandescente.

La pochette n’est pas à la hauteur de mes espérances, ou plutôt n’illustre pas à la perfection ce que j’avais en tête. Fond rouge : pas mal, typo tracée par une plume/pinceau énervée : soit, typo art déco pour « Dantzig twist » : bizarre mais j’aime bien. Chose plutôt rare, les membres du groupes sont représentés en dessin.

Parenthèse : même si il manque Daniel Paboeuf, mon héros, qui a déclenché mon envie de jouer du saxophone (a l’instar de Pierrick Pedron qui m’a révélé cette information il y a peu). Fin de la parenthèse.

Un dessin donc, dans le style d’Egon Schiele avec Thierry Alexandre, le bassiste, au premier plan, portant une chemise rouge à la Kraftwerk ! D’ailleurs, d’après moi, il y a plus qu’une coïncidence dans cette ressemblance (Robot 1978 – Dantzig twist 1979). Mon goût pour le noir et blanc me fait préférer les photos charbonneuses et un peu floues de la pochette intérieure qui laissent plus de place à l’imagination. 

Cependant, son côté affiche de propagande attire le regard, on la repère de loin. A peine aperçue du coin de l’œil dans n’importe quel endroit, elle brille comme un signal de complicité qui fait battre le cœur. Oui, cet album cache un trésor, intact, un monolithe rouge figé dans le temps. Rien ne pourra le polluer, ni la photo de couverture d’Actuel où « les jeunes gens modernes aiment leurs mamans », ni Philippe Pascal posant pour une marque de chaussettes avec – ironie – un saxophone !

Quelques années plus tard, j’échange le vinyle contre celui de Kolinda, sous la pression de mon copain de l’époque qui prétendait que c’était cool de s’échanger mutuellement les disques qu’on aimait. Mais, telle Linus pour sa couverture, je ressentait un manque terrible et, ne pouvant pas vivre sans lui, je profitai d’un beau stock de l’album ressorti des caves de chez Gibert, un beau jour, par hasard, pour le racheter neuf…

Après avoir terminé ce texte, j’ai voulu vérifier quelques détails auprès de Frank Darcel concernant le making of de la pochette, et je le remercie pour ces quelques précisions (et sa relecture attentive) :

« Une des inspirations du groupe était l’Expressionnisme allemand. Philippe Pascal aimait beaucoup les films, dont ceux avec Conrad Veidt. Mais on ne pouvait pas vraiment utiliser des images de cinéma et moi je m’intéressais plutôt à la peinture. Donc ce sont les références que nous avons recommandées auprès de la Maison de disques Pathé Marconi (EMI) pour transmettre au graphiste (Laurent Leserre que nous ne connaissions pas). On adorait Kraftwerk mais nous ne l’avons pas mentionné dans nos indications. Une séance photo réalisée au musée de l’Homme par un photographe que nous ne connaissions pas non plus (envoyé par la maison de disques) à donné les photos – que j’aime bien –  de la pochette intérieure ; photos de base qui furent envoyées au graphiste pour faire le dessin. Je fus un peu déçu par la pochette que je découvris dans la vitrine du disquaire à Rennes ! En effet, on ne nous avait pas demandé notre avis sur l’artwork terminé !  Je trouvais l’utilisation de la couleur un peu dérangeante sur le dessin, plus BD que expressionniste. J’avais demandé un fond de pochette rouge [comme les paquets de cigarettes] Marlboro (une lubie) ! pourtant je ne fumais pas ! Mais faute de gamme Pantone, j’avais donné cette référence. Pourtant, ce n’était pas tout à fait ça non plus finalement…  Nous ne voulions pas du noir et blanc qui nous aurait d’emblée associés à tous les groupes auto-produits et, d’autre part, notre musique n’était pas si sombre que ça. Cependant, la pochette a été déclinée en affiche noir et blanc et, dans cette configuration, le dessin me plait – il passe mieux. Autre souci, les S de la typo Marquis de Sade ressemblant à des S nazi ! On n’avait jamais demandé ça évidemment… 

Malgré tout, avec le recul, je l’aime bien cette pochette, elle marque une époque. Pourquoi Daniel Pabœuf n’est pas sur le dessin : il était considéré comme « invité ». Nous avions aussi des noms de guerre à l’époque : Eric Morgen, Frank Prague, Andrea… En fait les noms de guerre remontaient aux mois précédant la sortie du disque et Eric, Philippe et moi étions les seuls restant de cette période.»

Pascale Rousseau est graphiste, dessinatrice, céramiste, créatrice de décors et de costumes à l’occasion, rédac’chef de la revue Mémoire d’Images dont le but est de faire redécouvrir le travail des illustrateurs oubliés. `

* dans Le testament du Dr Mabuse 

** roman de Thomas Mann

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