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Laurie Anderson

Big Science

Céline Renoux

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La sortie de l’album Big Science en 1982, c’est une révélation et je crois le premier 33 tours. Après la ribambelle de petits vinyles que je commence à collectionner comme les flirts. Réels, imaginaires, à la lisière, la frontière souvent se trouble. Mais Big Science c’est un album culte, un masterpiece, un geste artistique total. Et 40 ans plus tard, quelque chose d’inusable et d’impermanent qui se déploie dans un mouvement perpétuel. C’est un objet disque non identifié, mystérieux, spatial. Une boucle temporelle qui me happe et dans laquelle je peux dériver.

J’ai toujours été une fugueuse. Du plus loin que je me souvienne, je finis immanquablement par m’échapper. D’une manière ou d’une autre. Dans quelques mois, je ferai le mur des jours et des nuits entières, jusqu’à partir définitivement à 17 ans. Je ne sais pas nommer ce que je cherche a fuir. La frayeur si souvent contenue. La sensation d’être un objet entre les mains des adultes. Les agressions au collège. Les innombrables déménagements d’une ville à l’autre, qui signifient la perte douloureuse de certaines grandes amitiés. Deux ou trois précipices. Longtemps je me suis tue. Jusqu’au jour où la vague est trop haute. Ça déborde le corps. Chaque jour je continue de sauver l’enfant que j’étais.

Ce disque, je le déniche un après-midi d’hiver chez un disquaire à Biarritz. Je suis ici pour le week-end avec mon père et la femme qui partage momentanément sa vie. Ou plus simplement son lit. Elle est féministe et cinéaste, amoureuse et libre. Elle me plaît. C’est elle qui me conseille et m’offre cet album. À cette période mes parents sont séparés et c’est plus ou moins la guerre. Pour moi c’est une libération, la possibilité d’un espace. Chacun redevient une entité sensible et ouverte au monde. Je peux sentir l’air de nouveau circuler, la communication irriguer. J’ai 14 ans, presque 15, et là au bord des vagues, je découvre qu’on peut faire de la musique autrement. Avec une dimension hypnotique, une amplitude immense, un vertige. Une sorte de long mantra modulé par la voix et constitué de sons, d’échos, de souffles, de claps, de boucles, de vibrations. L’alliage électronique parfait. Ce chemin m’intéresse, j’aime l’expérimenter, l’entendre résonner à l’intérieur. Aujourd’hui encore se niche dans un coin de ma tête, cette idée d’enregistrer des titres avec la voix, les sons. Travaillés ensemble, sculptés en un seul matériau, une même fusion. Sauf que je ne suis ni musicienne ni technicienne. Juste en immersion et le corps traversé jusqu’aux extrémités.

L’été suivant, je rencontre le premier amoureux, l’éternel garçon. Et c’est comme une île, un radeau de secours. On se console, on s’explore. Deux gosses blessés, accrochés l’un à l’autre, avec le corps et le coeur en feu. Dans l’ivresse de la découverte, de fusion et d’extase mêlés. Un soir on se retrouve et tes cheveux sont crêpés, tes lèvres rouges, tes yeux cerclés de khôl. Tu es fan absolu de Robert Smith. Le concert me bouleverse. On se quitte deux ou trois ans plus tard, c’est une déchirure mais l’ennui des villes de province, le besoin de vivre vite et d’ouvrir le champ, sont trop vifs. Je décide de partir à Paris où je vis encore aujourd’hui.

La pochette de Big Science ne s’oublie pas. Elle nous montre Laurie Anderson dans une tenue androgyne et blanche, presque phosphorescente, le regard masqué par des lunettes opaques. La lumière est aveuglante, la posture fixe, robotique, les mains ne rencontrent que le vide. Et pour seule matière, l’omniprésence du son. Enfant me revenait fréquemment le cauchemar d’une chute interminable.

J’ai toujours préféré les histoires que l’on ne comprend pas. Sans doute parce que je suis incapable de les raconter correctement. C’est vite calamiteux. Je perds le fil, je digresse, j’ellipse. De cette façon que j’ai de construire ma vie mais aussi de travailler le texte. Dans l’impossibilité. J’aime ce qui échappe, ce qui interroge. Cette image en couverture de l’album Big Science ou ce que délivre Laurie Anderson en intro de Born, Never Asked :

« What is behind that curtain ? »

Et puis cette femme, cette artiste, a partagé longtemps et jusqu’au bout la vie de Lou Reed. Celui qu’elle surnommait The Prince and The Fighter. Le Prince et Le Combattant. Lequel sera l’initiateur du choc suivant, celui du Velvet Underground, selon ma propre chronologie musicale inversée. Certains albums rares, ceux qui contiennent une recherche de sons et trouvent quelque chose, forment des tatouages. Ils nous laissent une trace, agissent comme des rites initiatiques, ouvrent des passages. Et puisque tout est transformation, je garde en mémoire les mots lumineux et tranchants de Laurie Anderson, peu après le décès de son compagnon : “Il est mort dimanche matin, alors qu’il regardait les arbres et effectuait le célèbre 21e mouvement de Tai Chi, avec ses mains de musicien qui fendaient l’air.”

Céline Renoux vit à Paris. Travaille le texte, creuse la langue, sa musicalité (toutes ces filles qui vivent dans mon corps). Écoute le chant des oiseaux. Vient de publier Mon âme est punk avec une fleur au milieu

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