JJ Burnel
Euroman Cometh
par Anthony Boile
Un académicien récemment décédé avait qualifié Beaubourg d’« encyclopédie d’une culture de l’angoisse. » Étonnamment, ces mots auraient aussi bien pu définir l’œuvre des Étrangleurs de Guildford.
Je n’étais pas né lors de l‘inauguration du centre Pompidou. Et toujours pas lorsque, deux ans plus tard, JJ Burnel, bass hero des Stranglers, l’a élu comme décor monumental pour la pochette de sa première virée solo. Je peux admettre qu’en 1977, année punk, des crachats aient été jetés contre la « verrue » déchirant le ventre de la Ville Lumière. Mais pour moi Beaubourg a toujours existé, et il ne me viendrait pas à l’esprit de questionner cette existence. Mon plus vieux souvenir parisien lui est trop lié. C’était au moment de la réélection de Mitterrand – et, je m’en rends compte en écrivant ces lignes, quelques jours avant mon tout premier concert : Leonard Cohen au Grand Rex… Ce souvenir, c’est celui du ballet facétieux et bariolé de la fontaine Stravinski, à l’ombre du colosse et de ses tuyaux. Je suppose qu’au fin fond de ma rétine, Paris aura toujours le double visage de la tour Eiffel et de Beaubourg, ces deux scandales de la modernité.
Voilà peut-être pourquoi, l’été 2011, explorateur encore novice dans la jungle des Stranglers, cette pochette s’est imposée comme un foudroyant objet de désir, avant même d’entendre les premières notes du disque à l’intitulé növö-shakespearien. Je commandai fissa une version CD sur une infâme plateforme commerçante, quelques jours avant de rejoindre mes parents en vacances dans le Morbihan. Quotidiennement, au bord de l’Atlantique, je songeais à cet objet obsédant. À mon retour, la Poste ayant fait son office, je le tenais enfin. Certes la réédition CD n’était franchement pas jolie, la photo trop sombre et mal définie, mais « Euroman Cometh » était mien.
Au recto, donc, une improbable contre-plongée depuis la rue du Renard distend les lignes du monolithe et parvient à les sublimer. Là, Beaubourg n’a pas moins de beauté que Chambord. Pas moins d’harmonie que Notre-Dame. La nouvelle cathédrale des « descendants de Charlemagne, de Bonaparte et d’Hitler » déploie sa tuyauterie bleue comme ses grandes sœurs déployaient leur squelette d’arcs-boutants et leurs gargouilles. L’entrelacement des poutres et gerberettes blanches esquisse une rosace loin au-dessus de JJ Burnel, minuscule lui, mais fièrement campé sur le trottoir, altier, samouraï en perfecto venu réclamer son tribut.
En fait, l’Anglo-Normand s’en vient défier son schisme intérieur et prophétiser l’éclosion d’une Europe régénérée, déliée de ses entraves technocratiques, libérée de Washington et de Moscou. L’Euroman autoproclamé délivre, avec l’impérieuse autorité de la candeur, sa profession de foi : un disque impossible. Radical. Comme si « The Idiot », monté à bord du « Trans-Europe Express » sur le point de dérailler, était saisi de spasmes. Un disque que personne ne reproduirait. Le chaînon manquant entre Kraftwerk, les pulsations virales de Suicide, les maths selon Jacno et le DIY forcené de Jean-Louis Costes. Toujours au bord du carambolage, du dérapage, mais régi par cette science de la mécanique dont fera toujours preuve l’érudit motard. Froidement jugulé par la discipline du karatéka. Le plus halluciné des albums de l’ère glaciaire.
Pourquoi avoir attendu quelque temps avant de me procurer un vinyle rendant justice à la splendeur de l’icône ? Et pourquoi, à l’époque, avoir commandé le CD en double ? La peur qu’un exemplaire ne parvienne jamais à destination ? Je me souviens toutefois avoir offert le second à l’un de mes amis avec qui je venais de former l’embryon d’un groupe. La menace « Euroman », qui ouvre l’album en Mae Geri, me semblait le mètre-étalon d’une chanson mutante qu’il fallait tenter de reprendre, comme l’avait déjà fait Katerine avec brio…
Ainsi depuis neuf ans, j’ai du mal à envisager Beaubourg autrement que comme un monument-phare dans ma cartographie du rock, à l’égal de la Battersea Power Station, l’hydre à quatre têtes bravant la pochette d’« Animals » – un album paru, c’est étrange, huit jours avant l’inauguration du monstre parisien… Contempler le recto du disque de Burnel, c’est aussi revoir la Mine d’Or de Pénestin. C’est songer à mon groupe en sommeil qui se réappropriait « Euroman » sur de petites scènes. C’est me rappeler, en un coup d’œil, pourquoi ma bienveillance pour les Stranglers s’est convertie en amour. C’est éprouver un vertige à l’envers, celui d’une improbable contre-plongée.
Anthony Boile est l’auteur de The Stranglers – Black and White- et de Jean-Jacques Burnel, Srtanglers in the light.