Bérurier Noir
Concerto pour Détraqués
Arnaud Le Gouëfflec
L’autre jour, j’ai repensé à cette chanson du groupe garage The Seeds, Six Dreams, une espèce de comptine acide. Et m’est revenue cette phrase : « The life I’ve known has changed since yesterday / La vie que j’ai connue a changé depuis hier ». C’est mystérieux. Qu’est-ce que ça veut dire ? Peut-être, c’est l’idée qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, et que la mémoire est un miroir déformant.
Quand je travaillais sur le scénario de Vivre Libre ou Mourir, avec Nicolas Moog, j’ai interviewé des témoins de cette époque, celle du punk français, la deuxième vague, de 1981 à 1989. Ils ont été nombreux à émettre un bémol sur la qualité de leurs souvenirs : « ma mémoire est élastique », ou alors « on n’est plus la même qu’à vingt ans ».
Éric Débris, de Métal Urbain, se souvenait de tout, lui. C’est un personnage très important, d’abord parce que Métal Urbain est vraiment le groupe pionnier de toute cette scène, et ensuite parce qu’on retrouve Éric un peu partout dans la période, à la prise de son, au mix ou à la production, chez Ludwig Von 88, Oberkampf, ou Bérurier Noir.
Quand Éric Débris parle de l’imagerie de son groupe, rouge et noire, héritée du mouvement anarchiste, il dit : « j’ai toujours aimé les pochettes qui fonctionnent comme de la publicité, comme un emballage. La couv, c’est pas un machin pour se faire plaisir avec des petits dessins dans les coins. On doit se taper le titre du produit dans la gueule ». Il a fait des études d’art. Comme François, des Bérus.
La pochette de Concerto pour Détraqués est également rouge et noire. Moins arty cependant, plus artisanale. Il y a, sous-jacent, un côté guignol : deux marionnettes malfaisantes, dans leur cadre en carton. Quand je l’ai découverte pour la première fois, je ne connaissais pas encore le théâtre macabre du Grand Guignol.
J’étais au collège, un type dans la cour m’a montré la cassette, il en était très fier. Il avait les yeux qui brillaient. J’ai eu peur de la pochette, un peu du type aussi. Elle me donnait l’impression de venir d’un monde parallèle. Maintenant, je sais. C’était la première fois que j’entrais en contact avec l’underground. Ces cassettes étaient cachées, réservées aux initiés – initiés à je ne sais quel rituel macabre et violent dont je me sentais par la peur exclu.
Je me souviens des deux personnages sur la pochette, en costumes de croque-morts (je ne connaissais pas non plus l’existence d’Orange Mécanique). Ils portent un masque. C’est effrayant parce que ce n’est pas un vrai masque, acheté au magasin de masques : ils l’ont fait eux-mêmes, avec du carton. Ils n’ont même pas essayé de faire un masque qui ressemble à un masque, et ça, c’est flippant. En fait, il ressemble plutôt à celui du tueur fou de Massacre à la Tronçonneuse, qui est en peau humaine. Je n’avais aucune raison de croire que ces gars-là étaient des gentils. Ils me faisaient super peur.
Pendant longtemps, ça n’est resté qu’une pochette. Je n’ai entendu la musique des Bérus qu’au lycée, deux ans plus tard, grâce à Mathieu Vincent. Il redoublait sa seconde. C’était un type très intelligent, très attiré par les arts, qui dépensait une énergie folle à rester dernier de la classe. Il écoutait Bérurier Noir et, comme pour beaucoup à l’époque, c’était sa planche de salut, le seul moyen de donner un sens à sa vie. Il avait des parents plutôt cool, je crois, je me souviens que son père était assez âgé, et qu’il avait été traumatisé par la Guerre d’Algérie. Je me souviens de voir sa mère sortir du conseil de classe de troisième trimestre, en larmes.
Mathieu était habillé en noir, portait une veste de costard chinée dans une friperie, avait une montre à gousset, un chapeau, et des Doc Martens coquées à damier noir et blanc. Il ne portait pas l’uniforme punk, mais des fringues détournées, décalées. Un peu le genre des deux types sur la pochette. Il avait une mauvaise influence sur d’autres gars, qui se sont mis aussi à suivre le même chemin. Aucun ne s’habillait pareil. Ils buvaient de la Jenlain, je me souviens. Beaucoup de Jenlain.
Mathieu était un gars super gentil. Quand on discutait avec lui, on voyait qu’il avait pris la tangente, qu’il avait décidé de se révolter et de rater ce qu’il était en son pouvoir de rater, sur le plan scolaire, méthodiquement, mais qu’il n’en voulait pas aux autres de n’être que des spectateurs. Il se passionnait pour les arts plastiques, pour des gens comme Michel Journiac, pour le Situationnisme, pour l’Art Contemporain. Il a quitté le bahut avant le Bac, en échec complet, pour accrocher une remise à niveau, et il est arrivé aux Beaux-Arts de Cherbourg. Je crois qu’il a trouvé sa voie à partir de là.
La dernière fois que je l’ai vu, il buvait du bourbon dans une boîte de nuit, et il écoutait les Seeds, peut-être le premier groupe punk. Ça me fait penser qu’Eric Debris, sous le pseudo de Docteur Mix, a repris les Seeds, notamment ce morceau, Six Dreams, qui parle de la mémoire et de ses reflets.
« La vie que j’ai connue a changé depuis hier ». Ça me touche mystérieusement. Géant Vert, de Parabellum, m’a dit qu’il n’oubliait jamais rien : « je peux te dire comment t’étais habillé il y à vingt cinq ans. » Moi, je me souviens de certaines choses, pas de tout. La mémoire choisit ce qu’elle veut. Elle sélectionne ses images, cette pochette par exemple, ces deux clowns funèbres qui faisaient super peur, et qui sont devenus nos héros. Je me demande ce qu’est devenu Mathieu Vincent.
Auteur multifacettes, Arnaud Le Gouëfflec écrit des romans, des chansons et des scénarios de bande-dessinée, dont celui de Vivre Libre ou Mourir (Punk et Rock Alternatif en France 1981 – 1989), dessiné par Nicolas Moog aux Editions Glénat. Fasciné par les mondes de l’underground, il a cofondé le Festival Invisible, rendez-vous brestois des musiciens inclassables, et le label souterrain et mystérieux L’Église de la petite folie.