Movement
Movement
Alexandre Fillon
J’ai treize ans et des poussières l’été où mon père me confie à des amis anglais qui ne savent pas trop quoi faire de moi. D’un coup de baguette magique, Top of the Pops dissipe l’ennui. Je reste bouche bée lorsque The Cure et Echo and the Bunnymen déboulent devant le poste de télévision. Et dans ma vie d’adolescent ignare en matière de musique, hormis « Le Loir-et-Cher » de Michel Delpech. Ma fringale devient impossible à rassasier. J’écoute les radios libres, La Voix du Lézard, le Poste Parisien, Radio 7, en quête de découvertes. J’épluche Best et Rock & Folk à la recherche de tout ce qui s’apparente à la New Wave.
Les mardis soir en venant dîner, mon père m’offre parfois des cassettes achetées à la station-service souterraine des Invalides. J’use les deux premiers albums de The Police ; Organisation d’Orchestral Manoeuvre in the Dark avec les 3 minutes 25 d’Enola Gay ; Journeys to Glory de Spandau Ballet, dont le pompiste mélomane lui a assuré que ça risquait de me plaire. Au Noël suivant, ma grand-mère maternelle confie ma liste de cadeaux à mon oncle, envoyé en émissaire à la Fnac Wagram pour en ramener Closer de Joy Division et Is Nothing Sacred des Lords of the New Church.
Les cassettes, je les écoute sur le poste radio de ma chambre. Pour les vinyles, il faut utiliser la platine du salon. Il arrive à ma mère d’y poser le double 33 tours du concert à Central Park de Simon et Garfunkel ou Remember Marilyn, des enregistrements originaux avec douze pages de photos inédites sur la vie et la carrière de l’actrice, c’est précisé sur la pochette. Pour jouer mes 45 tours, je dois y avoir recours. Comme pour ces fichus groupes dont les enregistrements n’existent mystérieusement pas en cassette.
Dans Best ou Rock & Folk, j’en repère un qui semble correspondre à mes goûts. Movement, ce sont des Français, même si leurs textes sont écrits par un certain Ian Harris. L’article mentionne un 45 tours, à la pochette bleue et rose, comprenant « Perfect Day » et « Disfiguration » et un six titres, avec une pochette marron ornée d’une photo en noir et blanc. Pour se les procurer, un contact : Steve Tripet, joignable au (1) 371.96. 90. Hardi, je décroche le combiné et compose le numéro. Au bout du fil, on me le confirme, il est possible de les obtenir à une adresse située à l’autre bout de Paris. Rendez-vous est pris pour le samedi suivant.
C’est la grande aventure, le bout du monde. Je n’en mène pas large. Un peu inquiet, j’explique la situation à mon père. Il propose de m’y conduire dans sa Golf gris métallisé équipée d’un autoradio où il glisse parfois une cassette de George Harrison – l’album éponyme de 1979, celui dont la pochette le cadre en gros plan avec sa moustache. Il m’attendra en bas pendant que j’irai récupérer les deux vinyles muni d’un chèque dûment rempli et signé.
Le jour J, nous nous garons dans une rue calme et bordée d’arbres, en face de l’adresse indiquée. Je grimpe les étages un peu tremblant, sonne à la bonne porte à l’heure dite. Elle n’est pas ouverte par Steve Tripet, mais par une jeune femme blonde et mystérieuse. L’inconnue est pressée, elle doit partir et me tend les deux Movement en prenant mon chèque. Je bafouille un remerciement et redescend à toute vitesse rejoindre la voiture paternelle sans donner de détail sur la transaction.
Cette année-là, je n’ai pas encore été aspiré par les livres de Patrick Modiano. Le grand écrivain qui porte un blouson en daim et habite à quelques rues de chez moi. Celui dont je vais dévorer Quartier perdu et puis les précédents, en Folio avec des couverture de Pierre Le Tan. Tous, j’y repenserai plus tard, étant traversés par des héroïnes aussi énigmatiques que la jeune femme qui m’a permis d’accéder aux morceaux impeccables de Movement. Tous ayant pu mettre en scène un personnage baptisé Steve Tripet…
Alexandre Fillon est journaliste littéraire, sous toutes ses formes. Il achète encore des CD.