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Aphrodite's Child

666

par Laurent Feuillette

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Mon père a décidé de nous installer, ma mère et moi, en pleine campagne. Une grande ferme, trois corps de bâtiment. J’occupe seul l’un des 3, une immense chambre au plafond d’église et mon petit lit de gosse, perdu là dans un coin. La journée je m’éclate mais la nuit je suis terrorisé. Mon père vient les week-end puis progressivement plus du tout. Faut dire qu’entre sa garçonnière parisienne et celle de Genève il est très occupé. Pendant ce temps-là moi j’explore la maison, le terrain, les environs tandis que ma mère sombre gentiment dans la dépression, une dépression très allemande, toute en retenue. 

Le matin le car scolaire me ramasse a 7h et cueille ainsi, de patelin en patelin, de petites grappes de gosses aux yeux tout crottés de sommeil qu’il déverse devant les grilles du collège du bourg. À 17h00, e suis rentré, seul dans notre vaste bicoque jusqu’au retour de ma mère. Je jette mon dévolu sur le salon où trônent les bandes dessinées pour adultes du paternel, la chaîne stéréo et sa longue rangée de disques vinyles. Un monde humide et sonique s’ouvre à moi. Je plonge tête la première dans Métal Hurlant, le Velvet, l’Écho des Savanes, Gong, Hara Kiri, les Stooges. Les magazines et les pochettes me brûlent les mains, leurs contenus les oreilles et l’entrejambe. 

Une pochette rouge à cartouche noir m’intrigue. Y est écrit en anglais et en lettres d’or : « Quiconque possède l’intelligence pourra interpréter le nombre de la Bête, c’est un nombre de l’Homme. Ce nombre est 666 ». 
À l’intérieur de la pochette du double album, un dessin. Une 2CV s’écrase contre un mur de brique et s’envoie dans les décors. Le groupe s’appelle Aphrodite’s Child. Je découvrirai des années plus tard que ses 2 leaders sont Vangelis et Demis Roussos. Oui messieurs dames, ces 2 types ont fait de l’underground avant de se compromettre dans les soupes commerciales que l’on connaît. 

Je mets le disque sur la platine pour me replonger aussitôt dans mes lectures lubriques. Soudain une voix de femme commence à gémir, d’abord tout doucement puis à scander en boucle : « I am I am I am to come I was I am I am I am to come I was », soutenue par une percussion brute et sommaire. Putain, qu’est-ce que c’est que ce truc !? Impossible de poursuivre ma lecture. Je repasse le morceau plusieurs fois de suite. La transe, les râles de cette femme s’insinuent dans chaque particule de mon corps et résonnent étrangement avec les dames nues de mes lectures. Ses cris m’engloutissent, me mastiquent, pour finalement me recracher dans le même état qu’elle à la fin du morceau : béat et anéanti. 

Ma mère finit par rentrer et la routine taiseuse de nos soirées est vite expédiée.

-“Un ami doit passer plus tard” me dit-elle. “Maintenant va te coucher”. 

Je traverse le chemin de ronde qui mène à mon bâtiment, pas rassuré du tout. Il faut dire que le week-end précédent elle m’a emmené voir le Docteur Mabuse de Fritz Lang au cinéma. Ce film m’a fasciné mais surtout foutu la trouille de ma vie. Et depuis, le soir, seul dans mon immense chambre, je crois voir les sbires de Mabuse se glisser à travers les murs et s’approcher pour me kidnapper, avant que le docteur ne se livre à des expériences diaboliques sur mon cerveau déjà bien dérangé. 

Impossible de m’endormir. Il me faut un sacré bout de temps et une bonne dose de courage pour oser sortir de mon lit et affronter à nouveau la nuit, le chemin de ronde et la tendresse très protestante de ma mère quand elle verra que je me suis relevé.

Depuis les escaliers qui mènent au salon j’entends à nouveau les râles de la femme du disque rouge à cartouche noir. « I am I am I am to come I was ». Pourtant quand j’ouvre la porte tout est éteint, la lumière, la chaîne stéréo. Mais les râles continuent, scandés de plus en plus fort et cette fois les percussions qui l’accompagnent sont les couic boum ! couic boum ! couic boum ! d’un lit qui grince et cogne contre un mur. 
J’allume et mes yeux fixent immédiatement une paire de chaussures d’homme que je ne connais pas, posées devant la porte de la chambre maternelle. Derrière, ça gueule de plus belle. 
Merde !

Je ne me souviens plus combien de temps je suis resté là, scotché dans mon petit pyjama bleu, mais ce qui est sûr c’est que j’ai dû finir par éteindre la lumière et discrètement faire demi-tour. 
Après ce que je venais d’encaisser, les sbires du docteur Mabuse pouvaient bien m’emporter. Je ne craignais plus grand chose. 

(Retrouvez la version Podcast de ce texte ici).

Laurent Feuillette est monteur film . Il est également comédien (voix) et musicien.

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